Avant-Propos

Le projet que vous allez découvrir est né d’un concours de circonstances : l’approche de ma cinquantaine, la crise économique que tout le monde voyait arriver avec anxiété, et surtout, l’envie de parler de choses essentielles, universelles.

Étrangement, cette idée m’est venue en consultant les rubriques nécrologiques des journaux! Ces pages m’ont toujours captivé. De fait, elles obéissent à des règles qui ne sont pas toujours faciles à déchiffrer. Dans certains cas, la photo présentée est en tout point conforme à l’âge de la personne décédée. Dans d’autres cas cependant, il y a un décalage entre les photos d’un homme ou d’une femme dans la quarantaine et l’âge de leur décès qui dépasse parfois les 80 ans ! Bien entendu, ce sont ces cas qui m’apparaissent les plus intéressants. On peut y observer le jeu des styles et des époques, connaître la même personne en deux temps parallèles : son passé et sa fin.

Les textes de ces rubriques sont toujours plus longs lorsque la personne décédée a connu une carrière fructueuse. Pour Monsieur et Madame Tout-le Monde, les textes sont souvent brefs, restreints au chagrin des proches. Et pourtant…. L’intérêt d’une vie est-il tributaire de la carrière d’un individu ? Devons-nous être davantage considéré pour ce que nous faisons, plutôt que pour ce que nous sommes ? Ce que je fais est-il toujours plus important que ce que je suis ? À l’aube de ma cinquantaine, quoi de plus naturel que de me poser ces questions et de faire le point ?

Stéphane Najman - 47 ans - Photographe

L’intérêt que je porte aux rubriques nécrologiques vient aussi du fait que cela me renvoie à la raison d’être de la photographie à son origine, celles qui a inciter les Daguerre, les Nicéphore Niepce à inventer ce procédé qui permet de fixer la réalité, d’arrêter son mouvement, d’en donner des preuves.

Ce projet est donc aussi l’occasion d’un retour à mes racines, aux raisons profondes qui font de moi un photographe. A posteriori, je constate que ce projet m’habitait depuis longtemps, nourri par tous les albums de famille, les vieilles photos des marchés aux puces, celles aussi de mes parents saisis dans leurs jeunes années, de mes enfants qui grandissent si vite !

J’ai d’abord éprouver ce concept en le soumettant à un autoportrait. Il fallait en vérifier l’intérêt de visu. Je voulais aussi vivre cette expérience de l’intérieur avant de la faire vivre à mes modèles. Il m’importait d’avoir la crédibilité qui me permette de demander à toutes ces personnes de me dévoiler leur intimité, d’exposer devant l’objectif cet espace de temps quelquefois angoissant, entre hier et aujourd’hui. Je voulais avoir expérimenté avant eux le courage de le reconnaître, de l’affronter et d’en faire état.

J’avais pleinement conscience qu’il s’agirait là d’un geste beaucoup plus grave et bouleversant que ce que je demandais habituellement aux artistes qui passent chaque jour dans mon studio, pour se promouvoir à travers des couvertures de magazines. Comment pouvais-je demander à autrui de s’abandonner ainsi devant mon objectif, si j’en étais moi-même incapable ?

Ce que vous verrez est un constat, celui du passage du temps qui traverse nos corps et nos vies, inéxorablement. Ce constat est parfois dérangeant, mais on ne peut plus humain : il est fait de contrastes, il laisse des marques. Vous verrez des êtres vivants en deux points de leur trajectoire sur cette terre, des points différents selon les sujets.

Ce projet incarne toutes les raisons qui m’ont fait devenir photographe et toute la passion que la photographie m’a procurée au cours des années qui me séparent du jeune homme de mon autoportrait. Ce projet ne devrait pas avoir de fin ! Toutes les personnes que je croise de près ou de loin mériteraient de témoigner.

Grâce à cette expérience, j’ai mieux connu certaines personnes de mon entourage. J’en ai découvert d’autres qui, dans des conditions assez inhabituelles, allaient se laisser aller à la confidence, à l’aveu de leur secret, à la révélation de leur intimité. Grâce à ce projet, mon métier a pris une tournure bien plus grave et m’a permis un rapport à l’autre bien différent, tel le médecin qui palpe un abdomen, le massothérapeute qui réchauffe un muscle entre ses mains, le coiffeur qui masse un cuir chevelu; tous ces professionnels dont la pratique exige de pénétrer notre intimité. Pour ma part je devais accéder la même intimité mais autrement, sans les toucher, simplement en leur faisant oublier que l’objectif de ma caméra les scrutait, les dénudait !

Mes sujets n’ont pas tous réagi de la même façon à la présentation de la photo finale. Certains étaient amusés, d’autres parfois blessés; plusieurs ont été intrigués. Personne ne fut indifférent. De fait, tous ont vu là une manière de faire le point à un moment de leur vie.

Une autre preuve, s’il est encore nécessaire d’en apporter, que la photographie est un outil puissant, une usine à pièces à conviction !

À chacun sa vie, à chacun ses épreuves et à chacun sa solitude face à tout cela.

En tant que photographe de gens célèbres, j’ai eu envie, pour une fois, d’employer mon talent à parler des gens ordinaires. En tant que portraitiste, j’ai voulu montrer ces gens, ces visages. En tant qu’être humain, j’ai voulu parler de la vie.

Stéphane Najman.