« Salut !
Hier j’ai vécu quelque chose de bien spécial que je voudrais partager avec toi. J’avais rendez-vous avec Stéphane, mon copain photographe. J’étais très énervée mais toute contente, aussi, parce que je pourrais enfin le voir évoluer dans son élément, en plein processus créatif. J’ai aussi rencontré son (jeune) assistant, bien sympathique, qui a sur l’avenir un regard tout à fait réjouissant. Il me faisait penser à moi, il y a 20 ans…
Et, de fait, Il s’agissait de se faire photographier avec une photo de soi-même à 20 ans. Dans mon cas, on peut dire «dans la vingtaine», puisque sur la photo choisie, j’ai 27 ans. C’est ma photo de finissante aux HEC. J’avais tout de suite pensé à cette photo quand Stéphane m’a parlé de son projet, et c’est celle-là qu’il a préféré lui aussi.
Et pour cause : je parais si sereine, fière et sûre de moi; je semble regarder l’avenir avec la certitude qu’il m’appartient et que j’en ferai ce que je veux.
En la scannant pour l’agrandir à la dimension désirée et en la travaillant à l’ordinateur, Stéphane m’explique qu’il s’agit d’une démarche artistique et que je ne suis pas là pour «faire belle». Ça, je l’avais déjà compris puisqu’il m’avait fait voir son travail avec les autres modèles déjà photographiés.
J’ai eu à faire preuve d’abandon; l’abandon de mon image. Je lui ai fait confiance.
Puis il m’a expliqué ce à quoi il s’attendait. Il voulait que je tienne la photo contre moi, d’une seule main : ma main droite sur mon sein gauche, celui qui a été enlevé. Il voulait que je pense à ce que le chemin entre cette photo et mon expérience récente me dévoilait.
Donc, il ne s’attendait pas à ce que je sourie.
Premier dépouillement. Pas plus tard que la semaine passée, j’avais répondu à ma voisine Josée qui se désolait que nos visages se flétrissent: “il faut beaucoup sourire”. Et lorsque je pleure sur le divan de ma psy, mon angoisse est qu’elle me trouve horriblement laide!. Ainsi, mon sourire est une arme. Une arme de paix, évidemment, mais il est un moyen de montrer qui je suis, et un peu de ce que je ne suis pas. Il est une arme de conquête, mais aussi une super défense. Et je sais que sur une photo, mon sourire m’avantage et fait oublier que je vieillis. Donc, pas de sourire.
Nous avons pris des photos ainsi, mais je sentais Stéphane un peu nerveux. C’était OK, mais en même temps ça ne l’était pas tout à fait. Il a choisi une photo, la première, je pense. Il me disait qu’il cherchait “le quelque chose” de moi… Il ne voulait pas me “mettre en valeur” il voulait trouver le quelque chose.
Alors il s’est lancé, m’a dit que s’il ne me le demandait pas, il s’en voudrait. Eh oui, il m’a demandé d’enlever mon chemisier ! Évidemment, la photo cachait tout. Mais il est clair que je suis nue derrière.
Deuxième dépouillement. Derrière cette jeune fille confiante et “sur-habillée” par la toge (symbole de réussite et du pouvoir de l’éducation), la femme “mûre” derrière, dénudée. La jeune fille regarde à droite, la femme regarde à gauche. La jeune femme a l’air confiante, l’autre est plus tragique.
De me voir ainsi, d’analyser ces photos avec ces deux gars-là, m’a fait vivre quelque chose de très fort. J’ai l’impression que ça m’a fait décrocher de cette image de moi que j’ai toujours dans ma tête — cette fille jeune et pas ridée — et que je ne rencontre plus jamais dans le miroir. Il y a là, cette fois, un dépouillement ultra sain. Le fait d’accepter ce saut dans le temps, d’accepter que mon corps ait bougé, changé. Ce visage qui, dans certaines photos, me rappelait celui de ma mère et dans d’autres, la mère de mon père, ce ventre au nombril lâche parce qu’il y a eu là deux bébés. L’acceptation est aussi un dépouillement.
Je suis très contente d’avoir vécu cela. Car, dans le regard de cette femme, qui ne va pas dans la même direction que l’autre, il y a beaucoup de gravité, d’authenticité et de noblesse. Comme si j’avais arrêté de me buter sur l’esthétique pour voir l’être humain celui qui a “rectifié le tir”, la direction, mais qui, aussi, a vécu sa vie de son mieux, comme il a pu.
Une femme qui, après ce qu’elle vient de vivre, regarde encore au loin, en avant.
Stéphane était content et en même temps, il m’a fait un cadeau fantastique :
Pas seulement une photo de professionnel, mais la participation à une démarche artistique. Il m’a surtout fait faire un grand pas dans ce que j’ai entrepris, depuis cette épreuve : m’accepter telle que je suis, dans mon corps, tout simplement. Sans fards…
Il y a des moments où on a l’impression de faire un grand bond en avant. Après des semaines de piétinement, comme ça fait du bien !
Voilà !
À bientôt
Christine. »
(Lettre écrite à une amie après la prise de vue)