Un beau jour de printemps, je me laisse happer par un petit parc dont les bancs me tendent les bras. Je décide d’y faire halte afin de passer quelques appels téléphoniques au calme. L’endroit était totalement vide, les jeux pour enfants temporairement abandonnés, et le soleil me caressait délicatement la peau, comme s’il voulait me consoler du long hiver qui venait de se terminer.

Alors que j’étais en train de passer un appel, je vois soudainement arriver dans le parc, en file indienne, une colonie de “petits vieux”. Une trentaine. Jamais je n’avais vu autant de marchettes, de fauteuils roulants et de cannes en même temps !
Comme il n’y a que quelques bancs, je me retrouve rapidement entouré de papis et mamies, qui ont l’air ravi de trouver un petit nouveau à qui parler.

Le parc, tout vide qu’il était, s’est donc rempli en un clin d’oeil, animé d’un léger brouhaha, de gestes tremblotants, parfois aussi d’une voix parlant plus fort que les autres, pour se faire entendre d’une oreille voisine un peu usée.

Très rapidement, je me mis à échanger quelques banalités avec ma voisine de droite …
– Quelle belle journée pour se promener ! …. “Ça fait du bien de voir des feuilles sur les arbres !” … tandis que ma voisine de gauche me tapote sur l’épaule pour attirer mon attention, et de me dire d’un air un peu confus :
– VOUS ÊTES DE SA FAMILLE ? Comme si j’étais un peu « dur de la feuille ».
– Euh … non !, répondis-je le sourire aux lèvres, amusé par la situation relativement surréaliste dans laquelle j’avais été projeté en quelques minutes ! On se serait cru dans une comédie italienne.

Beaucoup de têtes se sont alors tournées vers moi. J’étais devenu rapidement “l’attraction” de la promenade quotidienne.

Je compris alors qu’ils venaient de la Résidence “Le boulevard”, qui était au coin de la rue.

Quelques minutes plus tard, je regagnais mon vélo et quittais le parc sous les regards de mes nouveaux “amis”.

Accompagné du souffle d’un vent tiède qui enveloppait mon visage, je ne pouvais faire autrement que de penser à la chance de sentir mes jambes qui pédalaient vigoureusement, tout en prenant pleinement conscience de la chance d’être libre de mes mouvements et d’avoir le choix de la vitesse à laquelle je voulais me déplacer.
Alors que le paysage urbain défilait devant moi, je ne voyais plus que ces visages ridés, ces gestes tremblants et maladroits, ces regards enthousiastes, ou tristes, parfois perdus dans le temps

Et je ne pus faire autrement que de me dire :
Il n’y a pas si longtemps, ils étaient comme moi, et moi, un jour, je serai peut-être comme eux !

***

“Se souvenir que la mort viendra un jour est la meilleure façon d’éviter le piège qui consiste à croire que l’on a quelque chose à perdre. On est déjà nu. Il n’y a aucune raison de ne pas suivre son cœur.”

– Steve Job.

***

Dans les jours qui suivirent, souvent, je repensais à cette scène. Je me disais que non seulement ces personnes pourraient être des sujets très intéressants pour ce projet, mais qu’en plus, je pourrais ainsi leur rendre hommage, leur faire un cadeau.

Les mois passèrent, l’idée refaisait régulièrement surface, mais je n’agissais pas …
Il est si facile de remettre à plus tard parce qu’on a peur de se faire dire “Non merci !”…. Ou peut-être par peur de plonger volontairement dans un tel univers ? Il y avait un peu des deux !

Un soir de novembre, en surfant sur le web, je tombe sur le discours de Steve Job à l’université de Stanford, dont j’avais entendu parler, mais que je n’avais jamais vu. Un superbe discours. Une phrase me frappe de plein fouet :
“Se souvenir que la mort viendra un jour est la meilleure façon d’éviter le piège qui consiste à croire que l’on a quelque chose à perdre. On est déjà nu. Il n’y a aucune raison de ne pas suivre son cœur.”

Je repense alors à cette démarche que je n’ai pas faite et qui me ferait pourtant tellement plaisir, ainsi qu’à tout ce temps que j’ai laissé filer sous des tonnes de prétextes inavoués.

Le lendemain matin, je me lève, avec une seule idée en tête. Aller voir quelqu’un dans cette résidence et proposer mon projet.

Alors que j’attends à la réception, un papi est assis dans le fauteuil d’à côté, le regard hagard, un autre passe devant moi, en pyjama, branché par des tuyaux.
Je suis heureux d’être là et, en même temps, je trouve les images qui défilent devant moi difficiles à assumer.

Quelques longues minutes plus tard, Marie-Ève, responsable de l’animation à cette résidence arrive.
Elle est immédiatement séduite par les images que je lui présente et par l’évènement que cela créerait dans la résidence. Elle me propose d’organiser la prise de vue, qui se ferait quelques jours avant Noël, tel un cadeau.

Elle s’engage à choisir un groupe de personnes qui seraient « en état » de participer au projet et à s’occuper d’obtenir les autorisations nécessaires, car nombre d’entre eux sont sous tutelle.

La première étape serait une présentation du projet à des résidents, afin de trouver ceux qui seraient disposés à y participer. Nous fixons donc une date.

Le jour J, je me retrouve dans la salle d’activité entouré d’une dizaine de personnes. Certains sont vraiment là, d’autres … on ne sait pas trop. Ce que je pouvais décoder autour de moi c’était : Alzeihmer, Parkinson, Invalidité, Sénilité et aussi, Curiosité, Inquiétude, Suspicion …

Je me présente, explique mon projet … la moyenne d’âge est d’environ 80 ans, chacun a l’air de comprendre ma proposition à sa manière.
En plein milieu de la conversation, deux personnes se lèvent et partent, très simplement, sans rien dire, telles des somnambules….

Avant de leur demander lesquels d’entre eux seraient disposés à tenter « l’aventure » de ce voyage photographique dans le temps, je les ai invités à me poser leurs questions. Soudainement, les coups de gueule, les plaisanteries et les rires ont commencé à fuser, la vie s’est mise à table avec nous, et le moment devint tout à coup tellement plus léger.

Je leur demandais alors qui parmi eux possédait des photos de leur jeunesse. À ma grande stupeur, deux résidents n’en possédaient aucune et n’avaient personne autour d’eux pour leur en fournir. Je n’en revenais pas ! Je trouvais très embarrassant de mettre en évidence ce constat, de leur rappeler leur solitude et surtout, de devoir leur dire qu’à cause de cela, ils ne pourraient pas participer à ce projet.

Quelques jours plus tard, je retourne à la résidence pour rencontrer les cinq participants. Je suis allé voir chacun d’entre eux dans leur chambre-appartement. L’accueil était enthousiaste, même si dans certains cas, cela leur prit quelques secondes pour me resituer.
– Vous savez ? … Le photographe ? Je viens pour voir vos photos de quand vous étiez jeune !
– Ahhhh, oui, effectivement !

Je passe ainsi un bon moment avec chacun. Je les questionne sur leur parcours, afin de mieux faire connaissance et rapidement, ils me dévoilent les grandes lignes de leur vie. Ils ont tous un point commun : le désir de partager leur histoire, l’envie de communiquer.

Marcel me raconta les évènements marquants de sa vie de pompier, Léone me parla de ses frustrations avec ses parents qui l’avaient négligée lors de son mariage, parce qu’elle n’était qu’une fille….. et de son mari garagiste qui n’avait jamais voulu qu’elle apprenne à conduire !
Madame Fleurette, elle, me raconta avec fierté sa carrière de plus de 30 ans comme opératrice pour un manufacturier de cigarettes et les belles conditions de travail dont elle bénéficiait.
André, lui, n’était pas bien en forme ce jour-là ! Il évoqua sobrement sa vie à l’orphelinat, où il avait atterri parce que ses parents n’avaient pas les moyens de s’occuper de lui.

Et enfin, il y a eu Madame Raymond, 86 ans, qui me fit vivre une situation « crève-coeur ».
Ses enfants lui avaient apporté quelques photos d’elle était « jeune ». Apparemment, ils n’avaient pas bien compris le message, car sur ses photos, elle avait une soixantaine d’années. Embarrassé, j’ai dû lui avouer que ça ne marcherait pas avec ces photos-là, et elle me répondit « Mais j’étais quand même beaucoup plus jeune ! »
Eh oui…. tout est relatif !

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