Afin d’établir un cadre à la réalisation de ce projet, j’ai décidé d’établir, dès le départ, certains paramètres. Voici la démarche qui a été suivie.
La rencontre
La plupart des personnes ayant participé à ce projet ont été choisies soit à l’issue de rencontre fortuite, soit par l’intermédiaire d’une relation commune. Il eût été impossible de faire un tel travail sans avoir rencontré la personne « pour de vrai ». Pour cette raison, chaque prise de vue a donné lieu à une rencontre au préalable. Rencontre à laquelle je demandai à la personne de me raconter sa vie, son parcours. Toutes ces informations me permirent de tisser un lien durant la prise de vue, et d’aller provoquer des émotions tout en étant réellement en relation. Par ailleurs, il est évident que la source de ce projet est également la curiosité de l’autre. Je n’imaginais pas alors encore à quel point ce projet allait m’enrichir de toutes ces rencontres, ni à quel point j’allais parfois être touché.
Avoir les mains libres
Quand il s’agit de se faire photographier, on devine assez aisément les attentes du sujet. Nous désirons tous paraître à notre avantage, nous exposer à une lumière flatteuse, montrer notre plus beau profil. Nous voudrions être beaux. C’est tout à fait normal; la popularité de la photographie repose sur ce désir. C’est un peu comme aller chez le coiffeur; quand on en ressort, on a envie d’avoir l’air mieux qu’en y entrant.
Ce projet allait cependant à contresens de cette envie bien naturelle. J’ai vite compris que je devais être clair sur ce principe, dissiper tout malentendu. Je me suis donc appliqué à expliquer à mes sujets que je voulais saisir le passage du temps, ce passage qui laisse des traces sur nos corps. J’ai dû m’assurer qu’ils comprennent que toutes les décisions me revenaient, qu’ils devaient m’abandonner le contrôle de leur image et me faire confiance. Ils devaient savoir que la photo créée serait une œuvre – la mienne – bien davantage qu’une mise en valeur de leur personne.
J’ai été surpris de constater qu’une fois ces choses clarifiées, l’abandon était plus facile. Finalement, cette première règle me facilitait les choses tout en les soulageant de l’obligation de bien paraître. Ils comprenaient qu’ils étaient dans mon studio pour vivre une expérience artistique, qu’ils étaient venus là pour « parler » de leur vie dans son essence et non dans ses futilités.
Des photos en noir et blanc
Pour moi, le Noir et Blanc est le symbole de l’intemporalité, de la nostalgie. Il s’est donc imposé très rapidement dans mon cheminement quant à ce projet. Ce choix est vite devenu une évidence puisqu’il s’agissait de parler du temps qui passe.
La couleur du fond
En studio, le choix du fond est crucial puisqu’il donne le ton, bien plus qu’on ne l’imagine. J’ai opté pour un fond blanc parce qu’il permettait de mettre les personnes en avant, de manière évidente. Le blanc, c’est aussi la lumière : celle des photons et celle de la Vie.
Le choix de la photo de jeunesse
Comment devait se faire le choix de cette fameuse photo, élément central du concept ? Elle m’a souvent servi d’inspiration pour l’oeuvre finale. C’est pourquoi j’avais demandé à mes modèles d’en apporter plusieurs afin de ne pas contraindre dès le départ le spectre des possibles. Dans ce cas aussi, ils ont donc dû se plier à ma volonté et abandonner à mon regard et à ma décision, le choix de cette « pièce à conviction ». J’ai d’ailleurs pu constater que leur préférence ne rencontrait pas toujours la mienne.
Le choix de la photo réalisée
L’acte photographique, même quand il est réalisé à titre de preuve, reste un acte des plus subjectifs. Ce qui fait de la photographie un art, c’est notamment tous les choix arbitraires qui doivent être faits : le sujet, le cadre, la lumière, la composition et surtout, le choix de la photo finale, définitive. On doit alors mettre en avant une photo parmi 20, 50, 100 ou parfois même 200 autres images qui, à mes yeux, pourraient, dans l’absolu, toutes être « bonnes ». Ce choix est une manière très puissante d’interpréter un sujet et de passer des messages.
À moins qu’on l’oublie, nous sommes portés à « jouer » devant l’objectif d’une caméra. Différentes attitudes peuvent prendre le dessus, qu’elles soient conscientes où non, contrôlées ou non. Afin de bien saisir l’essence de mes sujets, je me suis constamment posé les questions suivantes : « Qui est cette personne ? S’il fallait la décrire en une seule image, quelle serait-elle ? De toutes ces images prises de chaque personne, laquelle est mon interprétation ? » Je crois avoir ainsi réussi à m’immiscer entre les différentes « poses » parfois un peu empruntées de mes modèles qui ne sont pas, pour la plupart, des professionnels. Je pense avoir pu plonger sous la surface afin de saisir leur réalité, leur vulnérabilité et leur noblesse. À plusieurs reprises, il m’est arrivé de choisir dans la série, la première image, ce qui m’interpella. En effet, à chaque prise de vue, avant de commencer, je disais aux gens que j’allais faire une photo, juste pour voir si tout était techniquement au point. Je remarquais alors que dans ces circonstances, les personnes avaient une attitude tout à fait autre, puisque cette photo n’était pas censée « compter ». Pour cette raison, bien souvent, cette image faisait abstraction de ton jeu, et laissait paraître une grande intériorité. C’est ainsi qu’à partir d’un certain moment, je décidais d’accorder une importance tout à fait particulière à ce premier « clic », bien différent de tous les autres. D’ailleurs, plus le projet avança, et moins je prenais de clichés lors des séances de prises de vue, car j’ai fini par me rendre compte que tout était là dès le début.
C’est un terrible mandat de choisir et de parler d’une personne à travers une seule image. Souvent, j’ai eu à prendre du recul, parfois très longtemps, avant de faire le choix de l’image que je voulais transmettre.
Des textes
Au départ, il ne s’agissait que de photos. Puis, une amie ayant participé au projet a écrit une lettre rendant compte de son expérience. Ce qu’elle avait écrit était si émouvant que l’idée de textes accompagnant les photos a commencé à germer dans mon esprit. Par la suite, en montrant le travail en cours à une autre amie, en lui expliquant qui étaient ces personnes, en lui racontant de petites anecdotes sur ce qui avait pu se dire entre l’objectif et le fond blanc, elle m’a convaincu de l’intérêt de ces données pour le projet, de l’ajout de « vie » que cela apportait aux images.
C’est ainsi que j’ai décidé de partager certaines rencontres avec des mots, mes mots, en toute simplicité, en essayant de rester le plus proche possible de l’émotion et du naturel de ces moments. J’ai aussi demandé à mes sujets de se prononcer sur l’expérience vécue et sur ce qu’ils voyaient à travers la photo réalisée, s’ils en avaient envie. Certains l’ont fait, et même très bien !